Plutôt qu'un penseur politiquement engagé et révolutionnaire, il fallait un virtuose de l'interdisciplinarité comme Georg Simmel (1858-1918) pour faire raisonner entre elles les approches de l'économie sur lesquelles se fondent les différentes pratiques culturelles et disciplines scientifiques. Son oeuvre, émaillée de références à l'histoire médiévale, à la théologie, à la philosophie néokantienne, à l'éthique de Spinoza, à la critique de Marx, aux romans de Zola et à la métapsychologie naissante, notamment, rappelle comment le mot économie ne saurait appartenir en propre à aucun des champs qui s'en réclament, l'un de ceux-ci dût-il se baptiser lui-même en référence à la notion.
Les essais de Simmel ont ainsi fait de l'argent un exemple de tout média mettant en relation la valeur des phénomènes les uns par rapport aux autres. Mais ce moyen qu'il était pour arriver à ses fins s'est hélas érigé lui-même en fin dans notre imaginaire ainsi que dans nos pratiques. Et sans varier jamais son argumentation, Simmel a pu se faire tantôt apologiste de ces puissances de l'argent, tantôt le critique intraitable, selon la façon dont les sociétés y recourent.
L'argent, qui passe désormais pour « le Dieu de notre temps », fonde, en donnant l'impression à ceux qui le possèdent de transcender les événements, la fantasmagorie d'une « assurance » et d'un « calme » ultimes. La thèse fondamentale qui jalonne le parcours intellectuel de Simmel à travers tous ces textes s'énonce à la fin sans détour : l'argent a perverti nos plans d'organisation en s'attribuant, comme moyen, un statut de fin à prétention salvatrice.
L'approche interdisciplinaire de Simmel est tout indiquée pour rendre compréhensibles l'ascension délétère de l'argent et d'autres modalités structurantes de la vie sociale au rang de fin en soi.
Alain Deneault